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"Un homme sérieux a peu d'idées. Un homme à idées n'est jamais sérieux" Paul Valéry


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Pourquoi couche-t-on de plus en plus jeune ?

dimanche 28 mars 2010
L’âge de la maternité ne cesse de reculer en France. Selon le dernier rapport de l’Institut national des études démographiques (INED), les femmes françaises ont leur premier enfant en moyenne à l’âge de 30 ans. Il y a trente ans, l’âge moyen de la mère lors de la naissance du premier enfant était de 26 ans et demi. Les explications à ce recul de l’âge au premier enfant sont connues : elles sont à la fois sociologiques - allongement de la durée des études, recul de l’âge du mariage, recomposition des familles, etc. - économiques - progression de l’emploi féminin, stabilité dans l’emploi plus tardive, etc. – et même scientifiques, la maternité étant aujourd’hui majoritairement désirée et non subie grâce à la généralisation et à l’amélioration des moyens de contraception.

A côté du recul de l’âge de la maternité, une autre tendance se dessine : les femmes ont leur premier rapport sexuel de plus en plus jeune. La tendance est la même pour les hommes, mais l’âge médian des femmes au premier rapport sexuel a diminué quatre fois plus vite que celui des hommes dans les cinquante dernières années : il est passé de 20,5 ans en 1960 à 17,5 ans en 2005 pour les femmes et de 19 ans à 17,2 ans pour les hommes (INED, 2006). Comment expliquer la diminution de l’âge du premier rapport sexuel ?


Selon l’INED, ni la contraception, ni l’apparition du Sida, ni une évolution de la conception de l’acte sexuel ne peuvent expliquer le rajeunissement de l’âge au premier rapport sexuel. Celui-ci apparaît même paradoxal alors que l’allongement de la durée des études retarde l’émancipation des adolescents et des jeunes en France comme dans le reste de l’Europe. Il y a bien sûr des mentalités qui ont évolué. L’acte sexuel, en particulier l’acte sexuel pré-marital, est déstigmatisé : les contraintes religieuses, morales et parentales se sont déliées avec le temps. Mais comment peut-on expliquer la stabilité de l’âge médian du premier rapport sexuel entre 1970 et 1990, alors même que les mœurs étaient en pleine évolution ?

Dans un article récent, Fernandez-Villaverde et al. (2010) expliquent la diminution de l’âge au premier rapport sexuel comme étant essentiellement une conséquence du progrès technologique. Ils mettent en avant l’importance de la contraception dans cette « révolution sexuelle » : le risque d’avoir un enfant diminue, ce qui modifie le calcul économique d’un rapport sexuel pour les enfants comme pour les parents. En résumé, le progrès scientifique, qui limite la probabilité de tomber enceinte après un rapport sexuel, entraîne une modification progressive des mentalités : ce que les parents et l’Eglise dénigrent est moins l’acte sexuel en lui-même que les conséquences économiques et sociales d’une maternité juvénile de surcroît non désirée. D’où l’effet « retard » sur l’âge médian du premier rapport sexuel qui diminue très rapidement dans les années 1990 après avoir stagné entre 1970 et 1990. La technologie influence la culture.

Une autre question concerne la continuité de la tendance à la baisse de l’âge médian au premier rapport sexuel. Selon votre humble serviteur, son seuil devrait diminuer beaucoup moins vite lors des prochaines années en dépit d’une technologie qui modifie nos modèles culturels : le premier acte sexuel ne perd pas sa signification pour les jeunes femmes – premier amour - ou les jeunes hommes – initiation (INED, 2006). L’enjeu économique du premier acte sexuel n’est pas tant la recherche de sa stabilisation que la bonne gestion de l’acte en lui-même : faire en sorte que la maternité d’une adolescente ne soit ni la cause, ni la conséquence d’un milieu social mais un choix individuel voulu. Aux Etats-Unis, 80% des mères adolescentes viennent de familles pauvres. L’information est moins en cause que la méfiance envers le corps médical ou que le besoin d’amour et de reconnaissance.

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Peut-on casser les ghettos?

jeudi 25 mars 2010
Fin 2006, je me souviens avoir conversé avec une étudiante américaine venue en échange. Celle-ci me racontait qu’elle passait ses week-ends à se promener et à photographier Clichy, La Courneuve, Montfermeil et Sarcelles. Elle voulait visiter les « quartiers » pour se donner une chance d’avoir sa propre vision des cités françaises. J’étais d’abord surpris mais je me suis ensuite convaincu de la rationalité de ses goûts : les bidonvilles, cités, ghettos et quartiers attirent. Nombreux sont ceux qui ont apprécié le film « Slumdog Millionnaire » (2008) de Danny Boyle : unanimité des critiques - huit oscars - et du public - 200 millions $ de recettes. « La Haine » (1995), « L’esquive » (2004) et « Entre les murs » (2008) ont eu leur lot de récompenses. « La Cité de Dieu » (2002) de Fernando Meirelles et Kàtia Lund est considéré comme un classique du cinéma latino-américain. Sur le petit écran, l’émission d’Harry Roselmack, « Derrière les murs de la cité », a reçu le « Laurier Information TV ».

Au-delà du cinéma, la mode est au « favela tour ». Environ 5% des touristes qui visitent Rio de Janeiro payent pour arpenter les rues d’un bidonville, pour y respirer l’odeur malsaine et observer la pauvreté des autres. A 23 euros la visite, Favela Tour, l’entreprise brésilienne qui propose ce service, encaisse près de 20 000 euros par mois. Les townships de Soweto en Afrique du Sud et les bidonvilles de Bombay rassemblent également plus de 500 touristes par mois pour une visite à moins de 10 euros. On pourrait crier au voyeurisme si une bonne partie des recettes – 80% pour Favela Tour - n’était pas versée aux habitants eux-mêmes ; probablement pour acheter leur calme et leur coopération. Quoi qu’il en soit le safari urbain est à la mode : pas de photos ni de regards dans les yeux au risque de réveiller la bête.

Ce qui fascine dans les espaces enclavés est leur proximité géographique avec les zones les plus aisées. C’est cette « ségrégation spatiale » comme la nomme Eric Maurin (Le ghetto français, 2004) qui est étonnante : d’un côté, une explosion démographique des villes et donc de leurs ghettos avec une population très jeune ; de l’autre, un phénomène de fuite des quartiers vers les quartiers plus aisés. Améliorer le sort des habitants des quartiers défavorisés est donc à la fois simple et compliqué : la position géographique des quartiers est favorable à un développement économique rapide (Porter, 1995) mais pourtant toutes les incitations économiques, notamment fiscales, pour relancer l’économie des quartiers défavorisés n’ont pas marché. La solution n’est donc pas de consacrer des moyens financiers sur ces espaces enclavés – au travers d’un « plan Marshall » pour la banlieue longuement évoqué – mais plutôt de « casser » les ghettos qui se sont formés. Les solutions sont connues : application de la loi SRU, politique ambitieuse de construction des logements, destruction des foyers inhabitables et relogement des habitants dans des quartiers plus aisés, redéfinition de la carte universitaire en incitant au regroupement des campus en dehors de Paris, concentration des bourses d’excellence sur les élèves issus des quartiers, recentrage des bourses sur certaines formations, décentralisation la politique sociale des départements aux intercommunalités (mesure qui serait permise par la réforme territoriale) pour limiter les inégalités territoriales au sein de chaque région, renforcement de la péréquation territoriale, bonne utilisation des mécanismes actuels d’insertion professionnelle des jeunes populations des quartiers défavorisés, renforcement des recherches économiques et sociologiques sur le quartiers… En quelques mots, il faut du temps et de l’argent. Deux éléments qui manquent aujourd’hui.

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La réforme de la couverture santé aux Etats-Unis : un choix économique rationnel ?

mercredi 24 mars 2010

C’est le deuxième moment historique du Président Obama : en réformant la couverture santé américaine, il réussit là où tous ses prédécesseurs ont échoué. Les 35 à 60 millions d’américains qui ne bénéficiaient pas d’une couverture maladie bénéficieront d’une aide financière (un bonus) pour acquérir une assurance privée. Les compagnies d’assurance et les employeurs qui n’assureront pas leurs employés seront pénalisés d’une amende (un malus). On retrouve en fait un vieux mécanisme économique incitatif: taxer les comportements néfastes à la croissance économique et subventionner les attitudes qui permettent de l’augmenter.

La santé n’est pas un bien comme les autres. Elle est un bien public qui appelle une régulation internationale, via l’Organisation Mondiale de la Santé, les risques étant désormais des « passagers clandestins » de la mondialisation (U. Beck, 1986). Elle est également source de croissance endogène : améliorer la santé permet d’améliorer le capital humain et donc la croissance économique. Ce dernier raisonnement s’applique très bien aux fléaux épidémiques dans les pays en développement : des maladies comme le palu et le HIV entraînent la mort de populations jeunes à fort potentiel économique. Surtout, la santé est un bien binaire renvoyant à la fois au bien-être et à la couverture médicale. Les américains ont toujours eu un penchant pour la « santé » au sens du bien-être : les dépenses de santé y sont de 16% du PIB contre 10% en Europe. Mais ils sont peu demandeurs de « couverture santé » : ils privilégient la liberté de tirer les gains de sa propre réussite plutôt que la mise en place de filets de sécurité communs. Mais peut-on formaliser ces préférences ?

Grossman (1972) expliquait le choix américain par le prix relatif entre l’« autoproduction » de santé, c'est-à-dire un recours aux assurances santé sur la base du volontariat, et le recours à la couverture santé. Pour un jeune en bonne santé par exemple, le recours à une assurance personnalisée est moins coûteux qu’une taxe généralisée sur le salaire alimentant une couverture santé universelle. Ainsi, Grossman (1972) prédisait que le vieillissement de la population ou la dégradation généralisée de l’état de santé rendrait la couverture universelle économiquement plus avantageuse et inciterait les Etats-Unis à mettre en place une forme de « sécurité sociale ».

Au regard des faits, la réforme Obama n’aurait pas dû passer : selon le Wall Street Journal, seulement 35% d’américains sont effectivement favorables à la réforme de la couverture santé – l’aversion au risque est donc toujours aussi faible; le taux de pauvreté est quasiment inchangé (environ 15%) depuis une vingtaine d’années ; la population rajeunit et la démographie est dynamique. Autrement dit, le recours à une assurance individuelle est actuellement, en moyenne, plus rentable que la couverture universelle. Comment expliquer la réforme ? Le taux de dépréciation perçu du stock de capital-santé est actuellement moins important que son taux effectif : trop d’américains doivent choisir entre se loger ou se soigner ; les risques économiques et sociaux liés à une mauvaise santé sont actuellement trop importants. En résumé, le maintien du système de santé actuel entraînerait probablement des coûts économiques et sociaux plus importants que les gains à tirer de la réforme.

C'est justement là le soucis: la réforme d'Obama coûtera 900 milliards de dollars, près de la moitié du PIB français, pour des gains incertains. En effet, la réforme ne donne pas accès à une couverture santé mais à une assurance santé. Or, les assureurs sont libres de déterminer l'assiette et le taux de remboursement des soins de santé. Le risque est donc que le capital-santé ne s'améliore pas tout en payant l'addition. La santé n'a-t-elle vraiment pas de prix? Un bilan qu’il faudra tirer dans une dizaine d’années.

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Quand les geeks font mieux que les traders : le cas Wikipédia par Halim Madi

mercredi 17 mars 2010

Avec environ 500 millions de visiteurs par mois, Wikipédia fait partie du top 10 des sites les plus visités. Le principe de l’encyclopédie libre en ligne est connu : un particulier peut créer une nouvelle entrée ou modifier des entrées déjà existantes. Ce qui est moins connu en revanche est la manière dont les informations postées sur le site sont contrôlées : chaque modification est vérifiée avant d’être publiée, non pas par des professionnels, mais par des contributeurs actifs du site. Ceux-ci font d’ailleurs l’objet de railleries récurrentes. Ainsi, J. Zittrain, professeur de droit à Harvard, pouvait évoquer les nuisances qui résulteraient de l’absence de contrôle du site si les geeks qui veillent dessus assistaient tous en même temps à une conférence sur Star Trek.

Pourquoi des geeks ? Il suffit de jeter un coup d’œil à la page des contributeurs les plus actifs d’Europe pour découvrir le nom de vos protecteurs : Sceptre, Phantomsteve, Islander et consorts sont là pour voler à votre secours en cas de vandalisme. Mais ne poussons pas la raillerie trop loin : c’est grâce à ces héros silencieux qui scrutent les informations que certains articles – ceux sur Racine ou Duke Ellington par exemple – sont des sources fiables d’information. Vous auriez espéré des techniciens ou des experts dans leur domaine. Il n’en est rien. Wikipédia est une forme de marché autorégulé.

D’ailleurs, en regardant de plus près, on ne peut qu’être surpris pas le nombre de points communs que partagent les marchés financiers et Wikipedia:
a) ils sont producteurs et diffuseurs d’information accessible à faible coût ;
b) ils font se rencontrer une offre – actifs, articles – et une demande – porteurs, lecteurs. Chaque entreprise cotée peut être assimilée à un article de Wikipedia dont la cote est mesurée par le nombre de visiteurs ;
c) ils sont d’une profondeur et d’une étendue quasi-incontrôlable, « le tout l’emporte sur la somme des parties » ;
d) ils permettent l’accès à des biens publics : le financement de l’économie, la connaissance.

En dépit de ces caractéristiques communes, leurs aboutissements sont différents car leurs agents respectifs n’ont pas les mêmes motivations : l’encyclopédie libre est la manifestation de la sagesse des foules quand les marchés financiers incarnent leur aveuglement. Ce qui pousse un individu à corriger une référence dans l’article « Carla Bruni » est un sentiment différent de ce qui le pousse à spéculer sur un marché financier : dans le premier cas, il s’agit de partager son savoir pour augmenter le stock public de connaissances, de façon altruiste ; dans le second cas, il s’agit d’une recherche de rente privée, au détriment de l’autre. Les marchés financiers sont un jeu à somme nulle – ce que je gagne, un autre le perd – tandis que Wikipédia est un jeu à somme positive – l’information que je produis est consommée à l’infini par une multitude de demandeurs.

En clair, les marchés financiers ont besoin d’une régulation externalisée, Wikipédia peut se contenter d’une régulation par ses propres contributeurs. Economiquement, Wikipédia est une irrationalité : le partage et la passion ne peuvent être mesurés comme un gain économique. Mais Wikipédia a un avantage sur les marchés financiers : les motivations – de nuisance ou de bienfaisance – sont indépendantes tandis qu’elles sont interdépendantes sur les marchés financiers. Si la passion est suffisante, il vaut mieux parfois faire sans les experts.

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L’apparence conditionne-t-elle la réussite ?

samedi 13 mars 2010
« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté », René Char, Fureur et mystère (1948).

La beauté n’est pas une notion facile à aborder. D’abord, parce qu’elle a plusieurs acceptions : elle est interne et externe – pour les philosophes de l’Antiquité, la beauté externe doit être le reflet de la beauté interne - et doit prendre en compte les attitudes et les artifices. Ensuite, parce qu’elle est relative : la définition du beau n’est pas la même selon les personnes, les zones géographiques, les cultures, et les époques. Enfin, parce qu’elle est un facteur d’inégalités et de discriminations. Distribuée de manière inégale, les propriétés corporelles sont en plus perpétuées dans les habitudes et des préférences qui peuvent renforcent ces inégalités, comme le note Bourdieu dans « La distinction » (1979). Le risque d’obésité en France est par exemple quatre fois plus grand pour une femme ouvrière que pour une cadre.

Les inégalités d’apparence entraînent des discriminations, source de coûts économiques. C’est particulièrement vrai pour les femmes : le machisme ambiant des classes intellectuelles ne leur reconnaît que la beauté externe pendant des siècles. « La sorcière » (1862) de Michelet en témoigne bien : la sorcière est une femme – plutôt vieille fille et de piètre apparence – qui décide se révolter contre la société. Encore aujourd’hui, l’apparence semble plus essentielle pour les femmes que pour les hommes. Mais peut-on le vérifier statistiquement ?

A partir d’un sondage réalisé auprès de plus de 2500 personnes sur l’apparence d’une cohorte de milliers de femmes et d’hommes actifs observés sur plusieurs années, Biddle et Hamermesh (1994, 1998) tentent d’évaluer l’impact de l’apparence sur l’accès au marché du travail en Amérique du Nord. Ils trouvent qu’en moyenne, la beauté est positivement corrélée au salaire et que la pénalité liée à une apparence jugée peu attirante - environ 10% de revenus en moins - est plus importante que le bonus lié à la beauté – environ 5% de revenus en plus. De plus, les discriminations salariales s’accroissent avec l’expérience: sans doute le sentiment de beauté rend-il les individus plus productifs. L’impact global est le même selon le genre mais a des conséquences différentes : une femme peu attirante a une plus grande probabilité d’être exclue du marché du travail tandis qu’un homme peu attirant sera victime d’une discrimination salariale plus forte. Il y a par ailleurs des effets d’auto-sélection visibles des individus dans le choix du secteur dans lequel ils vont travailler.

Probablement conscientes des avantages que l’apparence peut apporter à leurs élèves, les grandes écoles françaises ont parfaitement intégré ce facteur à leur cursus: cours d’expression orale, simulations d’entretiens, salons de rencontres avec des professionnels, divers ateliers professionnalisant, attitudes professionnelles requises, etc. « Être et paraître » en quelques sortes.

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Du mauvais usage des données

jeudi 11 mars 2010

Dans son édition du 27 février dernier, l’hebdomadaire anglo-saxon The Economist y a consacré une étude spéciale : le stock de données annuellement produit est passé de 150 exabytes en 2005 à 1200 exabytes en 2010. Que ce soient les entreprises – veille concurrentielle, maintenance, etc. - les gouvernements – conjoncture, chômage notamment - ou les particuliers – achats, boîtes mails, réseaux sociaux et plus - nous sommes tous des surproducteurs de données. A tel point que l’on peut se demander s’il y aura assez de mémoire informatique pour stocker nos données d’ici à 2030.

Outre la question technique, l’accumulation des données pose évidemment des questions d’éthique : des millions de communautaires du réseau social Facebook ont divulgué pendant plusieurs jours sans le vouloir ni le savoir des photos, des informations privées et professionnelles suite à un changement de réglementation du site. Sans les partager avec d’autres usagers, Google, la Fnac.com ou voyages-sncf retiennent nos préférences et des informations commerciales relatives à nos recherches. La multitude de propositions qui nous sont faites, censées correspondre à nos préférences, n’a pas seulement un caractère liberticide – je suis sans cesse guidé dans mes choix – mais pose également une question de responsabilité.

Sommes-nous responsables de nos actes s’ils nous sont constamment suggérés ? Dans le fond, le débat n’est d’ailleurs pas récent. Robert Musil l’évoque en détail dans son œuvre « L’homme sans qualités » (1930, 1932). Fasciné par un condamné à mort, le personnage principal questionne le lien entre responsabilité et destin : autrement dit, peut-on tenir quelqu’un pour responsable d’un acte si l’acte en question était prédestiné par une courbe statistique ? Musil fait parler son personnage avec maestria : « l’essence du probable semble de plus en plus vouloir se substituer au problème de l’essence de la vérité ». Nous ne sommes plus que des probabilités ou des destins statistiques. Ceux qui s’en écartent ne sont que des « bruits blancs », des points statistiques erronés, qu’il faut gommer.

L’abondance de la donnée nuit par ailleurs à sa qualité. Plus il y a de données, plus les corrélations statistiques peuvent être fortes. Surtout, l’interprétation est de plus en plus difficile et l’usage peut-être grotesque, par exemple aux termes d’une réflexion sur les populations, mot qui renvoie d’ailleurs au contrôle statistique du peuple. Ainsi, on peut dire que l’homme français moyen fait 176 cm et pèse 77 kg, vit 77 ans et a deux enfants, gagne 1800 euros nets par mois et habite dans une commune urbaine de 14,88 km2 et de 22 000 habitants où il paye un loyer de 13 euros le m2. Il a un peu moins de 40 ans, fume 2,5 cigarettes par jour et boit 400 verres d'alcool par an. Le raisonnement sur les moyennes n’a pas forcément de sens. L’utilisation stupide des données est une tentation qui grandit avec leur disponibilité.

L’accroissement du stock de données nécessite donc une formation appropriée des citoyens à l’outil informatique et au traitement statistique, ce qui manque grandement aux formations universitaires françaises. A l’université de Chicago, un élève en philosophie reçoit une formation en probabilité et en méthodes quantitatives qui n’est pas dénuée de sens: J. Bentham et E. Kant s’opposaient bien sur des questions de théories des jeux ; la philosophie de J. Rawls tient son succès d’une formalisation des théories probabilistes du prix Nobel d’économie J. Harsanyi.

Comme le résume H.G. Wells dans « Mankind in the making » (1903): ‘Dans un temps peut-être pas très lointain, on comprendra que pour former le citoyen efficace, il est aussi nécessaire de calculer, de penser en termes de moyenne, de maxima et de minima qu’il est maintenant nécessaire de savoir lire et écrire’.

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