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Le peuple élu?

samedi 17 juillet 2010
Plusieurs études économiques reviennent sur la surreprésentation des Juifs dans les élites intellectuelles et parmi les grandes fortunes. A titre d’exemple, alors qu’ils représentaient moins de 1% de la population occidentale, 16% des lauréats du prix Nobel entre 1901 et 1962 étaient de confession juive. Dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, les Juifs représentent 0.8% de la population mais 15% des médecins, 25% des avocats et 80% des postes les plus élevés du Berlin Stock Exchange. Les proportions sont les mêmes dans d’autres pays d’Europe à la même période (Pologne, Russie) mais également dans des périodes plus récentes (Royaume-Uni des années 1980). Un peu partout dans le monde, les Juifs font mieux que les bourgeoisies non juives (les Gentiles).

Les tendances sont encore plus fortes aux Etats-Unis. Au début du siècle, les Juifs représentent 20% du stock d’étudiants de Harvard, Yale et Brown et 40% des étudiants de Columbia. Dans la deuxième partie du XXème siècle, un homme juif gagne en moyenne 30% de plus qu’un bourgeois américain non juif. De nos jours, aux Etats-Unis, 53% des hommes juifs occupent une profession qualifiée – académique, juridique ou médicale - tandis que la part d’hommes blancs non-juifs dans ces métiers est de 20%. A l’inverse, seulement 6% des hommes juifs travaillent dans le secteur de la construction, du transport ou de la production, contre 39% des non-juifs (Chiswick, 2005). 18 des 40 américains les plus riches et un tiers des millionnaires américains sont de confession juive.

Cette préférence pour des métiers qualifiés a une antériorité historique puisque déjà au XIIème siècle, 80% de la population juive était urbanisée et les hommes juifs occupaient majoritairement un métier qualifié (banquier, commerçant, médecin). Dans quelle mesure peut-on justifier historiquement une telle préférence (et une stabilité à travers le temps) des Juifs pour des métiers qualifiés et lettrés ?

Deux explications historiques sont généralement évoquées. D’abord l’argument des «restrictions agricoles» de Cecil Roth (1938) : les Juifs n’ayant pas le droit de détenir des terres ou de les exploiter à cause de la régulation des guildes, ils étaient forcés de s’engager dans d'autres activités comme le commerce de diamant, la banque et la médecine. Leur spécialisation dans des activités qualifiées et urbaines résulteraient donc d’un choc exogène. Le second argument est celui des « petites minorités » de Simon Kuznets (1960, 1972). Le choix de spécialisation des Juifs serait endogène. Afin de maintenir la cohésion et l’identité du groupe, les Juifs auraient choisi de se concentrer dans des activités économiques à haute qualification, lesquelles les auraient amenés à vivre en ville. Ceci explique pour Kuznets que 95 à 99% des Juifs du début du XXème siècle vivent dans des centres urbains. Cet argument rejoint celui de nombreux historiens et intellectuels juifs, comme Jacques Attali, qui insistent sur le caractère nomade du peuple Juif, fuyant les interdictions administratives et la persécution, et nécessitant donc l’apprentissage de métiers qualifiés qui s’exportent mieux.

Une étude historique des qualifications du peuple Juif de la mort de Jésus Christ à nos jours (Botticini et Eckstein, 2010, « The chosen few » en cours d'écriture) met à mal ces arguments. Le changement historique des qualifications s’est opéré très tôt, du Ier au VIème siècle après JC. En quelques centaines d’années, à une époque du temps long, la part de Juifs engagés dans des activités agricoles passe de 80% à 20% tandis que la population juive diminue brusquement, particulièrement en Eretz Israël, en Afrique du Nord, et en Syrie. Les suspects traditionnels expliquent une grande partie de la diminution de la population juive : les migrations, les famines, les massacres par les mongols et les nombreuses reconversions de Juifs à la religion musulmane (souvent pour ne pas payer l’impôt communautaire) ont entraîné une large diminution de la population juive. Mais ils ne permettent pas d’expliquer pourquoi à la même époque la population juive est devenue très qualifiée et urbanisée dans des proportions largement supérieures au reste du monde.

Pour les auteurs du livre, la diminution du nombre de Juifs, leur urbanisation et leur qualification ont une racine commune : un changement de définition de ce qu’est un «bon juif» suite à la destruction du Second Temple en 70 après JC. En effet, à partir de cet évènement, le cœur de la religion juive n’est plus centré sur les rites, les sacrifices ou les cérémonies mais sur la lecture et l’apprentissage de la Torah. Rendre hommage à Dieu ne passe plus seulement par la prière mais également par l’étude. Ceux qui ne savent pas lire ou qui n’enseignent pas la Torah à leurs enfants deviennent des marginaux (am ha-aretz letorah). Les périodes talmudique et gaonique confirment l’idée que l’éducation des enfants était répandue dans les communautés juives avant même la période d’urbanisation et de transition de l’agriculture au commerce qui a lieu à partir du VIème siècle.

En conséquence, au XIIème siècle, la quasi-totalité des hommes juifs est lettrée. La transition des métiers agricoles aux professions qualifiées –accélérée par la création à la même période de centres urbains administratifs au sein de l’Empire musulman – est déjà effectuée. Elle n’intervient pas au moment des guildes et s’opère indépendamment des multiples persécutions dont ils sont victimes. Cette explication alternative à la réussite des Juifs introduit donc un choc exogène - la destruction du Second Temple - et un choc endogène - l’investissement dans l’éducation (religieuse) des enfants - qui expliquerait encore aujourd’hui le rapport privilégié des Juifs avec les métiers qualifiés.

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