
En publiant son numéro hebdomadaire mercredi 19 septembre 2012, Charlie
Hebdo a de nouveau créé la polémique en France. Quelques jours après que de
violentes manifestations ont agité le monde musulman pour protester contre les
outrances et les absurdités d'un mauvais film, L'innocence des musulmans,
sorti aux Etats- Unis et retraçant de façon grotesque la vie du prophète de
l'Islam Mahomet, le journal satirique a une fois encore cédé à la tentation en
publiant des caricatures du prophète. Loin de vouloir susciter la polémique, en
s'associant au navet américain, et offenser davantage la communauté musulmane
dans le monde et en France, Charlie Hebdo souhaitait au contraire
dénoncer la manipulation dont font l'objet des Musulmans dans le monde et l'instrumentalisation des religions et des
croyants à des fins politiques.
Comme le révèle le Canard enchaîné de mercredi 19 septembre
2012, le nanard dont il est question était en effet déjà sorti depuis plus d'un
an aux Etats-Unis sans provoquer la moindre indignation, même après sa
traduction en arabe le 2 juillet dernier. Il a ensuite fallu attendre septembre
2012 pour que des mouvements de protestation surgissent dans le monde musulman
afin de manifester contre le film avec les malheureux excès qu'on connaît,
notamment en Libye (assassinat de l'ambassadeur des Etats- Unis et de trois autres
ressortissants américains le 11 septembre 2012) et en Afghanistan (explosion à
l'aéroport de Kaboul le 18 septembre 2012 qui a fait 12 victimes). Il est donc vraisemblable que,
tout comme pour les caricatures du journal danois Jyllands-Posten en
2006, des groupes extrémistes aient utilisé le film de série Z pour échauffer
les esprits et organiser des émeutes dans le but d'accroître la pression et
l'influence des religieux dans les pays majoritairement musulmans, surtout ceux
dans lesquels une aspiration démocratique et laïque s'est faite jour au cours
des "Printemps arabes".
En faisant à nouveau paraître des caricatures du prophète, Charlie Hebdo n'a pas cherché à
offenser davantage les Musulmans de tous les pays, ni à faire le jeu d'extrémistes salafistes qui pourraient
utiliser ces caricatures pour attiser encore la colère des croyants, mais à
réagir à une actualité hallucinante: celle d'un film islamophobe qui provoque
des manifestations sanglantes dans le monde musulman. Comme chaque semaine, Charlie
Hebdo tente de faire rire avec une actualité grave, ridiculise ses
protagonistes et se moque comme toujours des religions, de toutes les
religions. Pour critiquer le christianisme, Charlie dessine Jésus et le
pape; pour critiquer le judaïsme, des rabbins et pour dénoncer les islamistes
le prophète de l'Islam Mahomet...Dans le cas qui nous intéresse, la
manipulation des croyants paraît évidente: comment peut-on en effet imaginer
que des individus puissent associer un film, même mauvais, au pays dans lequel
il a été produit, les Etats-Unis?
Il est vrai que la représentation du prophète est proscrite dans la
religion musulmane et que de tels dessins, même avec l'objectif de faire rire,
vont non seulement susciter l'hostilité des islamistes initiateurs des manifestations mais aussi des
musulmans modérés qui, bien qu'hostiles aux récents débordements, sont
simplement mécontents du blasphème que constitue, à leurs yeux, l'image du
prophète. Aussi dénoncent-ils les excès du journal pour sa propension à moquer leurs
croyances et par la même occasion à les injurier.
Reste que dans un Etat laïc et républicain comme la France, qui respecte
toutes les croyances, y compris religieuses, le délit de blasphème n'existe
pas: un journal ne peut pas être mis en accusation pour avoir ridiculisé un
principe sacré d'une religion. En effet, la notion de sacré est totalement
étrangère au droit français. La loi sur la presse du 29 juillet 1881, grande
loi de la III° République, pose le fondement de la liberté de la presse et de la
liberté d'expression, conformément à l'article 11 de la Déclaration des Droits
de l'Homme et du Citoyen, les seules limites étant l'injure, la diffamation,
l'atteinte à l'honneur ou la publication de fausses nouvelles. En aucun cas le
blasphème ne figure parmi les délits de presse. Certains députés -de droite-
mal inspirés et en quête de notoriété ont parfois tenté d'interdire le blasphème religieux par voie de caricature au nom de l'intégration des
populations immigrées, du respect des croyances et du pacte social. Ce faisant,
en plus de se déconsidérer- l'illustre député Eric Raoult n'a pas été réélu-,
l'auteur de la proposition visait tout simplement à limiter les libertés
publiques afin, paraît-il, de sauvegarder l'ordre public. Si cette méprisable
proposition de loi n'a heureusement jamais atteint le stade de la discussion,
les réactions de plusieurs personnalités politiques à la publication par Charlie
Hebdo de caricatures s'inscrivent
malheureusement dans la même veine.
Si la qualification d'"acte islamophobe" par le Conseil Français
du Culte Musulman (CFCM) ne doit pas étonner parce qu'il y voit un blasphème
que les croyants d'autres religions, les athées et le droit français ne reconnaissent
pas, incapable qu'il est s'inscrire dans
une réflexion laïque, pourtant la seule possible en l'état du droit français,
les réserves du Ministre français des Affaires étrangères semblent plus
étonnantes. Laurent Fabius a en effet accusé l'hebdomadaire de jeter de l'huile
sur le feu en publiant ces caricatures
dans le contexte actuel de troubles violents dans le monde musulman. On peut
toutefois admettre que le Ministre des Affaires étrangères reste dans son rôle
au sein du pouvoir Exécutif. Tout en affirmant défendre la liberté
d'expression, il souhaite assurer la sécurité des ressortissants français dans
les pays où sont organisées des manifestations. En plus de fermer les consulats
et les lycées français, sa parole vise en fait à donner des gages aux
responsables politiques étrangers et surtout aux intégristes: ainsi espère-t-il
que la voix officielle de la France les conduira à plus de retenue, ce dont on
peut douter.
C'est surtout la prise de position de l'ancien candidat à l'élection
présidentielle et figure éminente du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) qui
laisse perplexe. En jugeant "pas appropriée" la publication de caricatures dans le journal et en considérant que celui-ci s'inscrivait dans la provocation du
film islamophobe et "l'imbécilité réactionnaire du choc des civilisations",
l'ancien dirigeant trotskyste semble ne pas avoir compris l'ambition de
l'hebdomadaire: dénoncer les fanatismes et l'instrumentalisation de la religion
et des croyants par des extrémistes, mais en aucun cas soutenir les
islamophobes. On est au final surpris qu'une figure de la gauche se fasse le
contempteur de la liberté d'expression: souhaite-t-il l'instauration du délit de blasphème pour
éviter toute tension? La réaction du co-président du groupe des Verts au Parlement européen Daniel Cohn-Bendit, dont on
attendait plus d'humour, surprend également lorsqu'il insulte les responsables
de Charlie Hebdo. Selon lui, la provocation ne doit s'adresser qu'aux
détenteurs du pouvoir: aussi conviendrait-t-il d'épargner les intégristes qui
ne le détiennent pas encore...Faudra-t-il attendre que ces derniers prennent le
pouvoir par la force pour que la caricature de leurs idées, de leurs croyances
et de leurs postures deviennent moralement acceptables?
Tout ce débat très sérieux, dans lequel se compromettent quelques éminentes
personnalités politiques -elles auront d'autres occasions, n'en doutons pas,
pour se racheter-, fait oublier la chose suivante: Charlie Hebdo est un
journal satirique et humoristique, dans lequel le dessin occupe une place très importante. Face aux événements
toujours tragiques de l'actualité, Charlie décide d'en parler et de
prendre le parti d'en rire! Ce n'est pas toujours fin, souvent vulgaire, assez
grossier, parfois méchant, toujours direct...Mais ce n'est jamais bête et cela frappe souvent juste!
aleks.stakhanov@gmail.com